L'Impossible graveur, la photographe et l'arpenteur
Title
Description
text and photos by Pierre Yves Clouin
Date
Rights
Type
Coverage
Text
PY.CLOUIN
L’IMPOSSIBLE GRAVEUR, LA PHOTOGRAPHE ET L’ARPENTEUR Prises de vues: PY.CLOUIN, GHANIA RABHI
“La description verbale la plus précise et la plus animée que je puisse faire, ne donnera de ces objets qu’une idée très-confuse et très-imparfaite; mais il est en mon pouvoir d’exciter une plus forte émotion par la description , que je ne pourrais le faire par le plus excellent tableau. C’est ce que prouve une expérience constante”.Car la clarté est “en quelque sorte ennemie de tout enthousiasme”.
Edmund Burke.1
“Etrange de se rappeler le moment où je l’ai vue pour la première fois, brillante et bien définie, froide et silencieuse, à l’aube de ce dernier grand jour.” Howard Koch.2
1.”Recherche philosophique sur l’origine de nos idées du sublime et du beau” (1757),II, 4 (“De la différence entre la clarté et l’obscurité par rapport aux passions”)
2.”La guerre des mondes “ d’Howard Koch d’après H.G.Wells.
Le piéton erre en aveugle, il marche dans l'image. Une scène “Il sottosuolo di ROMA e imprevedibile.” Au bout d'un tunnel du métro en chantier, juste sous la via Appia, le contremaître détecte une poche d'air dans ce qui devrait être la terre. Deux ouvriers manoeuvrent une excavatrice qui perfore délicatement de ces dents la paroi de la grotte attendue. Echappant à la boue et au bruit, à la suite d'un ouvrier, toute l'équipe de tournage du film s'introduit dans le trou pratiqué là. Le silence maintenant, une torche électrique et l'opérateur qui murmure
"une maison romaine... Ça a deux mille ans."
Dans la salle le petit groupe s'approche des fresques. Le faisceau lumineux d'une lampe balaie les portraits d'une maisonnée patricienne représentée ici en pied.
- "Michele! regarde ces têtes!" dit la script en se reconnaissant sur la fresque.
Aussi immobiles, les visiteurs s'observent avec ravissement, tous peints là, comme dans un miroir.
"Que se passe-t-il?" Lentement mais sûrement, une patine blanche envahie les visages jusqu'à recouvrir en entier les portraits. L'air extérieur? Un champignon, un désastre, un voile blanc mange les fresques.
La jeune femme colle ses mains sur la peinture pour arrêter sa disparition. Elle pleure. . .
Ainsi se termine la 28ème scène du "Roma" de F. Fellini.
Un arpenteur piétine sa fatigue tête baissée, il traverse la rue Yves Toudic et marche sagement dans les bandes. Il y a une main par terre. Le feu passe au vert. Il est déjà sur le trottoir d'en face quand la trace lui reste gravée dans la tête, presque sur le front. Demi tour pour revoir. Planté là, au milieu de la chaussée, il fait mine de se pencher, mais de crainte de trop attirer l'attention, s'interrompt. Ainsi, à la dérobée entre les pas, bousculé, il ne la quitte pas des yeux. Si c'est une main, elle est de partout gibbositée et les doigts sont fourchés.(1)
Maintenant l'arpenteur veut appeler à l'aide. Mais au lieu de dire : "où sommes nous ?” , il pense : "dites moi ce que c'est?" et se tait . Mais c'est un organisme parfait qui est dessiné ici, une salade déchirée ou une tête de méduse cachée par ses serpents dont l'un d'entre eux ouvre une grande gueule.
"Quand je comprends pas je passe" dit effrontément l'arpenteur dans un murmure. Et puis c'est si facile de négliger où on met les pieds qu'il ne va pas se priver de rentrer, le nez en l'air comme tout le monde. Un peu plus loin Boulevard Jules Ferry, il traverse en suivant un chien et accroche une grenouille (2) .
Il passe en l'évitant mais tourne la tête pour ne pas la perdre de vue. De ce coté c'est une aile avec un arbre dessus. A moins que ce ne soit encore autre chose, puisque ça bouge sans faire un mouvement. Comme personne n'a jamais rien remarqué d'anormal juste à la surface de nos chaussées de jour comme de nuit, il faut croire que les agissements du type qui, à Paris, se déchaîne à graver des laitues aux carrefours, restent invisibles. Celui là n'a pas choisi le meilleur moyen de montrer ces oeuvres, on marche dessus impunément. C'est invendable, le maire ne serait pas d'accord. Il ne veux manifestement pas faire carrière, c'est ininstallable dans un musée et de toute façon il y en a partout.
C'est qu'il s'est dispersé l'impertinent, son musée c'est la ville dès qu'il y a deux rues qui se croisent. Ce type est impossible.
La bande préfabriquée est encollée par terre avec de grands chalumeaux, il suffit d'un rien : la bande trop chaude ou la chaussée trop froide, que la terre est un peu tremblée ou que le temps tourne à l'humide pour que naisse l'irrégularité dans laquelle se gravera l'image. Il suffit d'un rien mais il en faut beaucoup.
L'impossible graveur a choisi l’alchimie : il utilise ici la bande comme linceul, la terre qui remonte pour stigmate, le feu entre asphalte et bande, le temps qui prolonge les fissures, et l'air, l'air sur laquelle il souffle pour que tout ça s'emboîte. Devant ce pansement mal ou justement trop bien collé, il attend la première voiture qui arrache les débris de ce défaut. Nos petits pas finiront de lustrer ses vestiges. Ce qui est apparu disparaîtra. Une fort juste velléité de propreté pousse les autorités à remplacer ce qui est usé.
Le blanc immaculé restant l'emblème pour beaucoup du décrassé, les gravures sont régulièrement recouvertes par d'autres bandes neuves, ce qui augure au mieux de futures interventions de notre impossible graveur, (on l'appellera l'IG) ou pire repeintes, ce qui ne donne rien. Bref l'ouvrage est éphémère. Les larmes ont rarement aidé à y regarder de plus près. Il est, tant qu'il est encore temps, c'est vrai, tentant de relever tout ça. Relever ce qui est inscrit à terre peut être fait par un frottage simple sur un papier ou en calquant la trace qui serait ainsi reproduite dans sa dimension.
Dans l'incapacité d'arrêter toute circulation, l'arpenteur s'abstient de frotter ces bandes savamment. Il fait appel à la photographe qui, entre deux feux s'il y en a, opérera rapidement alors qu'il surveille l'éventuelle venue d'un véhicule menaçant. L'Arpenteur embrasse d'un coup d'oeil un nuage en transformation sous l'effet du vent. Il y distingue un visage dont les contours s'évaporent.
Pour peu qu'un oeil voisin se pose sur le même objet, l'échange de vue peut se résumer ainsi : - "Regarde cette tête qui devient ..." - "Ce n'est pas une tête c'est une licorne!" L'Arpenteur vigilant saisira en un instant la licorne tout en perdant la tête. Frustré pourtant il la cherchera partout, avec une concentration doublée sans jamais la retrouver, le vent le lui a soufflée. Appelé par sa propre surprise à partager son regard, la sèche désignation d'une autre vision répondant à la sienne l'aura piègé.
A ces deux yeux voisins l'image était commune et pourtant dissemblante, l'invitation passant par le même trou dans nos esprits, la même cavité fantôme mais pas pour les même expéditions. Ainsi l'arpenteur s'irrite-t-il quand devant une gravure d'IG un oeil récalcitrant y discerne une carte parcheminée alors que lui, y voyait un benêt en bonnet. Mais ici, l'autre oeil ayant vidé son sac, l'arpenteur pourra en douce, sans insister, aller retrouver son benêt.(3) Mais, un benêt peut avoir une tête de carte et vue du ciel, un pays ressembler à un bonnet, comme une salade fraîche à l'étalage figurer la tête tranchée très chevelue et verte de peur de la Gorgone.Les deux contemplateurs vacillent dans l'instant sur un même désirs de grâce.
L'impossible graveur a piégé le mot. L'IG utilise souvent la chaussée noire comme sol et la bande comme ciel pour y graver une procession (4) , un envol d'anges, de larges bols (5) parfois retournés sur la table. Il se joue de la perspective en couchant un mouton aux yeux bandés sur une falaise, au bord de l'asphalte qu'il fait précipice. (6) On retrouve les mêmes êtres ficelés, emmaillotés dans une bande et penchant, frileux comme des roseaux dans une autre, ici un saint en lévitation, (7) oblongs insectes dans leurs cocons transparents ou furieusement tordus dans une tourmente de fumée. Il avait installé *un buste féminin tourné vers l'est presque au centre de la place de la République,(8) profil discret, (8 cm de haut) mais décidé.
*Il avait...installé, car cette petite dame est morte durant l’été 91, quand asphaltes et bandes furent refaits à neuf pour honorer cette autre femme, au milieu, qu’on avait restaurée. Notre IG connaît son histoire. Il fait du collage : il dresse un pédoncule métallique - une clé ? - dans un dépassement incurvé à moins qu'il n'organise celui-ci ensuite autour de celui-là.(9) Il plante ailleurs un filament argenté dans un obscur bourgeonnement.(10)
S'il avait un visage, son autoportrait serait peut être ce Fantômas accablé au carrefour Fbg du Temple rue de Malte où traînent dès 1 heure tapante du matin quelques hardrockers embierrés au sortir du Gibus. (11) Mais l'IG n'a ni minois, ni histoire, ni voix, son anonymat nous conduit, dressés dans le noir, sans précaution, sans repère, au bord du blanc où nous sommes uniquement les victimes d'une présence.
A cette heure, ça vaut un pied de nez à nos illustres installateurs-citationnistes, propres gardiens fervents de leurs captivants itinéraires.
Si l'IG voulait semer le trouble, il n'agirait pas autrement quand il lâche ces successions de flèches pas toujours dans le sens de la circulation. Il a le goût du risque de nos vies quand il grave sur toutes les bandes de lignes axiales de la rue du Fbg Montmartre entre le Bd Poissonnière et la rue Lafayette. Défile, là, un film habité de curieux tableaux.
Ces deux trois fissures qui accompagnent le déplacement de la queue d'ombre d'un volatile qui atterrit, le dos chargé de montagnes sont posés aussi sûrement que les plis de la peau sur un coude, le bras tendu. Rester à distance suffisante pour hésiter à reconnaître dans la trace d'un accident, la cicatrice sur le mollet où l'on s'attarde ou une vallée des rois à explorer si l'on s'approche encore, c'est garder cet instable équilibre ou l'on se sent rougir quand simplement le désir brusque vous flambe, c'est ne pas céder trop vite à l'appétit qui s'erige, c'est, monsieur le douanier, encore nous retenir et nous laisser trois secondes à saliver tant et tant que la bouche devient ce tiède cloaque où tout chavirera enfin.
L'oiseau... là (12), est-il guidé par le bras de cette asperge raide adossée à une dune, une bande plus loin? L’Arpenteur, si fier de ses découvertes, se désespère de ne plus toujours retrouver ces gravures happées parfois par le blanc quelques mois plus tard. Il avait arbitrairement décidé de celles à guarder et de celles à jeter, partant du péremptoire principe qu’il faut pour l’IG, comme pour les autres, beaucoup rater pour parfois réussir.
L’Arpenteur s’aperçu que des gravures qu’il avait d’abords trouvées négligeables et brouillonnes, sans la maturité prétendait-il, de celles qu’il avait alors privilégiées, se montraient à son oeil enfin plus exercé à l’art de l’IG, autrement tumultueuses que ses premières images chéries, fétiches qu’il avait finis par vénérer au point d’en titrer certains.
Frémissant alors de les nommer, l’arpenteur roulait furieusement des yeux qu’il figeait sur son délicat intérieur dont il comparait la richesse à un IG puisque sur les 2, le coup d’oeil reste égal... Déduction faite, son comportement devenait chef d’oeuvre , les gravures d’IG sommées de comparaître au bénéfice de son attitude. La dessus l’IG se vengea. Ainsi, à la seconde visite, 6 mois plus tard, ce volatile où l’arpenteur s’attarda tant, a perdu son organe de plumes noires qui frétillait.(13)
On nous laisse heureusement,les montagnes en lévitation. L’insoment IG nargue t-il l’arpenteur en lui suggérant que pour qu’un dos plane avec une chaîne dessus, enfin définitivement dans l’azur, il faut que la bestiole perde sa queue ? En tous les cas, l’asperge 2 mètres plus loin, qui elle-mystère- n’a pas bougé, bien qu’elle prêta main forte à l’atterrissage, reste bête parce qu’intacte dans son geste. (14) L’Arpenteur en a pris pour son grade et à défaut de poser, le témoignage déposera. La paire de lorgnons noirs qui flotte (15) sert elle à observer la feuille de trèfle(16) ou ce croissant de lune mangé par un serpent sorti de terre dans la nuit blanche? (17) Cette fois il dépasse les marges et construit des proues avancées dans l’abîme (18) et l’œil de l'arpenteur, flottant, greffé pourtant à 1m64 tête penchée, quand il vise à ces pieds, se vasodilate et bave, prêt à assouvir un plaisir inconnu.s Démesurément, 3 bêtes s’allongent au dessus d’un ravin, une quatrième fait le pont.(19,20, 21 et,22) L'IG a parfois des sautes d'humeur suicidaire : il donne un coup de pied dans la bande (23) , en face du Louvre. Il pète une bombe, là où la rue de la Verrerie croise la rue du Renard.(24)
En freinant au carrefour, les roues impriment de longues traînées grises qui s'intègrent aux paysages tels des nuées de brouillard de passage.(31) Dans un même mépris, poussières, déchets et excréments maculent sans vergogne les travaux de l'IG. Qu'il bruine et une fine boue y laisse la confusion. Qu'il tombe des cordes et tout redevient lisible, que les lampadaires s'allument et les animales salades soeurs, qu'affectionne tant ce monomaniaque, saillent contrastées et lumineuses...A Paris, il pleut. Ce qui évite à l'arpenteur de lécher.
A propos de la scène : Il aura fallu quoi? une goutte, un demi, un siècle? pour que soudain, après un clin d'oeil, une fresque trois fois millénaire ne se dissolve. Si peu de temps pour que les visiteurs ne distinguent plus chez ces autres, ces étrangers apparus, que leurs propres visages. Il n'est plus d'intérêt que le spectateur, assurent nos doux gloseurs ils nous le certifient : eux même s'y voyaient, donc ce n'était qu'un miroir. Nous voilà rassurés. Forcément concernés, la belle affaire, par leur image, ils peuvent affirmer : “Ca nous regarde!” sans être regardé.
Le flot de mots qui les relie, c’est la bataille des pieds vélocipèdant dans la mer pour guarder la tête hors de l’eau, se voir encore dans le reflet sans y plonger jamais. Du coup, le tiède océan sent l’oeuf battu. C’est une crème où ils ne mettront ni le mufle, ni la bouche. Elle en séchera. Mais: “Regarde comme cette chose -nous- regarde.” est le fil sans appât, tendu entre l’image et la stature bizarre que nous avons, debouts. -Par quelle infirmité, n'étaient-ils fichus que de seulement s’y reconnaître? ose avancer l'impossible graveur. - Fi du mystère puisque c'est nos têtes que nous voyons dans ces portraits et si nous les y voyons, c'est qu'elles y sont! Finis ces intimes cataclysmes posés avec une délicatesse dérisoire sur l'inconnu.
Seulement ce commentaire : L'autre n'est plus un chemin d'énigmes, il n'est que projection! Nos petits moi, ainsi propriétaires, si joliment blottis dans leur creux, peuvent sommeiller.” dans un chuchotement: “C’est le désir que nos mots et l’insulte aident, elle me plaît et te rassure. Dis la moi et je m’y soumettrai comme tu te soumets aux pouvoirs qu’alors tu inventes. Nous pourrons en travaillant ce laborieux babillage atteindre le vertigineux souvenirs de ce point d’innocence, mère de toutes les fatigues où, réglés, il nous faudra impérativement dormir, sans les limbes.” et en élevant la voix : “Nous ne reconnaîtrons qu'objet où se mirer.
L'art est mort et tout est bientôt à sa place.” rétorquent nos utopistes, définitifs. Partant pour l'enterrer, et réveillés pourtant, on a marché sur de sombres ruines dans des draps blancs, là où on l'attendait pas voilà l'autre qui repointe son nez, à nos pieds, pas exposable comme un porte bouteille, mais tout prêt pareil sorti d'usine. - Il connait son époque l' IG - Ça ne ressemble à rien sinon à une invitation à se perdre ici, comme on visiterait le centre de la terre, en entrant par les volcans en éruption. Nous nous immergeons en cet unique point d’huile qui révèle à la peau sa fissure et dans l’oeil un éclair, puis aux regards nos failles quand elle devient lisse. Là où l’air même n’est plus que le respect des souffles. Vidés, semble-t-il fourbus, nous nous collerons, étonnés du miracle affolant qui dure, qui dure de la dureté de notre étonnement.
L'Arpenteur, PY.CLOUIN