Pierre Yves Clouin ou le peuple des remous
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Description
text by Gerard Barrière exhibition catalogue galerie Diane Manière, Paris, 1991
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P.Y. CLOUIN
Pierre-Yves Clouin et le peuple des remous
Tout n'est pas image. Mais tout peut être constitué en image. L'image est une figure faite à dessein d'en figurer une autre. De tout ce qui est venu sans intention, et ne va vers nulle redondance, rien n'est image. Ainsi ne le sont ni les orbes de I'agathe, ni les pures épures de Mondrian, ni les aspérités d'un vieux mur, ni les traces des transes du jeune Pollock.
Mais, à propos de vieux mur, on se souvient de celui de Vinci et surtout de ce qu'avait écrit, quatre siècles avant lui, le peintre chinois Song-Ti: "Choisissez un vieux mur en ruine, étendez sur lui un morceau de soie blanche. Alors, soir et matin, regardez-le, jusqu'à, ce qu'à la fin vous puissiez voir à travers la soie ses bosses, ses niveaux ses zigzags, ses fentes, les fixant dans votre esprit et dans vos cœur. Faites des proéminences vos montagnes, des parties les plus basses vos eaux calmes, des creux vos ravins, des fentes vos torrents, des parties éclairées vos points les plus proches, des parties les plus sombres vos points les plus éloignés. Fixez tout cela profondément en vous, bientôt vous verrez des hommes, des oiseaux, des plantes et des arbres, et des figures volant ou se mouvant parmi eux; vous pourrez alors jouer de votre pinceau suivant votre fantaisie. Et le résultat sera une chose du ciel, non de l’homme." Tout n'est pas image, mais il n'est rien d'assez hasardeux ou de chaotique que I'art ne le puisse transformer en image, rien d'assez confus qu'un regard visionnaire ne puisse y trouver ressemblance avec quelque figure du monde.
Ainsi travaille Pierre-Yves Clouin, et ainsi le regard sur son œuvre."La toile que j'utilise est déjà, peinte, morceau d'une de mes anciennes croûtes où subsistent donc coups et accidents du pinceau. La croûte en question est pourtant encore assez fine pour qu'aggrafffée au mur et quand j'applique pastel et peinture à l’huile par passages successifs, certaines anomalies du mur apparaissent à sa surface comme autant de traces supplémentaires. (...) La cornposition m'est donc presque donnée", écrit-il.Comme chez Vinci ou Max Ernst, tout commence donc ici par unfrottage révélateur. Quelque chose apparait, de très indistinct encore et qui ne le deviendra qu'un peu moins, mais qui déjà attire I'attention du peintre, mendie de son pouvoir la grâce d'ètre figure,aspire à la chance d'être reconnu. Le hasard tire les cartes, à I'artiste d'en faire celles d'un territoire, à lui de constituer cette levée deformes en figure d'une histoire ou d'un monde.
Remous aux teintes étouffées, grumeaux crayeux.Couches, plissements, failles, soulèvements, solfatares, coulées,écumes.
Une minuscule géologie semble ici à I'œuvre, frémissante de touteson impatience à devenir biologie. Linéaments deviennent ligaments ou filaments, qui s'étirent, se bouclent, se gonflent et deviennent cellules, cellules qui, à leur tour, fermentent, bourgeonnent etdeviennent organes, lesquels enfin se tordent, se ramifient, s'évaginent, se cornent, se déplient, se déploient, se détaillent et se fontorganismes, trognes, dragons ou gnomes.
Très vite I'on passe de la charpie des formes à la forme des harpies, très vite du brouillon de peinture au bouillon de culture, où grouillent plus de monstres que n'en firent jamais matrices ou éprouvettes.Partout sur ces remous le regard attentif devient levain de formes,familières ou impensables, mais présentes, omniprésentes. Elles sedressent dès que I'œil commence à chercher pâture. A toutes échelles, elles apparaissent, acariens ou léviathans, luxuriants insectes ou hordes en haillons. Peu importe la petitesse des formats,ils ouvrent sur I'immense frénésie, sur le grouillement immense. De loin et rapidement, se fiant à la palette et à la virtuosité de distribution des espaces? tout cela pouvait évoquer Tiepolo; de près et à mesure d'un regard plus long surgit un monde aussi habité que celui de Bosch, agité que celui de Magnasco, hanté que celui de Coya.
Le talent de Clouin est de suciter ce peuple des remous, d'enfavoriser le surgissement entre sa toile et nos yeux, mais sans jamais pour autant fixer quelque apparence s0re. Tout ceci n'aura peut-être été qu'illusion fugitive, passagère hallucination comme en suscite le regard du fièvreux sur n'importe quel papier peint. Maisvoici, nous n'étions pas fièvreux, et pourtant à I'instant encore cette toile remuait de toute une transhumance de chimères. Alors? Alors convenons que notre vue fut un moment enchantée par le pouvoir d'un art.
Tout n'est pas magie.
Mais tout peut être constitué en magie.
Gérard Barrière
le l0 ianvier l99l